Frank Girard
Ils marchent, courent, rament, tirent sur un cordage, ils arrivent ou s'en vont. Quelques-uns attendent ou méditent, mais avec une telle intensité, une résignation si forte qu'on croirait qu'ils crient. Toujours de l'action, du drame. Dans la tragédie tout est joué d'avance, dans le drame rien. Rien n'y est sûr. Prétendre que des personnages arrivent ou s'en vont, tombent ou s'envolent, c'est souvent parler des mêmes. Ces grands socles, cette terre, peut-on décider si elle enfante ou si elle ensevelit, si elle porte ou si elle noie ? Sommes-nous dans la pesanteur ou sommes-nous dans la grâce ? D'où un intense sentiment de surprise devant les sculptures de Frank Girard ; en même temps qu'une satisfaction obscure, comme si nous savions de quoi il retourne. Notre labilité, nos entraves, notre exode, les impasses de l'individualisme, la dévotion de l'artiste solitaire pour des foules qui ne soient pas celles des stades… Les ressemblances des personnages, les répétitions, la rugosité dérangeante du grain, tout nous avertit qu'il ne s'agit pas de réalisme mais de provocation. D'abord nous reconnaître. L'homme isolé dans son effort inutile, c'est mon voisin, c'est moi, c'est la majestueuse sottise humaine, Sisyphe et son rocher, Jacob et son ange. Cette femme accablée ? Elle vient d'un de nos hôpitaux, du Rwanda, c'est Médée et c'est Rachel sans désir de consolation. Ces regards tendus, ces groupes en marche, ce sont nos Irakiens autant que ceux de Moïse ou d'Enée en quête de la contrée bienheureuse. L'artiste transmue l'anecdote en mythe. Il voit le monde dans sa profondeur. Il sent, il pense, il dit deux choses à la fois, le banal et l'éternel. La façon de faire couronne le désir. Il y faut le coup de main ; très sûr, très maîtrisé chez Frank Girard. Il y faut surtout le coup d'œil : saisir le geste, l'attitude que ceux de 2100 reconnaîtront encore. Placez ces sculptures sous la lampe, sous le grand soleil, sous votre attention. Vous verrez des lumières là où vous n'en attendiez pas.
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